A l’exception de sa couleur de peau laiteuse, pâle, presque transparente, il était parfaitement bien constitué et semblable à tous les jeunes garçons de son âge. Mais lui, n’avait pas connu ses parents. Personne ne lui en avait non plus jamais parlé dans le quartier. Tout ce qu’il savait c’est qu’ils vécurent dans le voisinage et disparurent un jour, en le laissant là. Xalil était né albinos. Et cette particularité le destinait à un avenir spécial mais obscur. Il mendiait au coin de la rue le jour et la nuit dormait sous un drap, couché sur un banc dans le jardin public.
Il ne su dire pourquoi mais tous les enfants l’aimaient. Il pouvait ressentir de leur part la compassion, la joie, l’amour, parfois d’autres émotions mitigées telles que la peur ou l’incompréhension ; presque toutes leurs émotions positives comme négatives. Il avait développé cette faculté en côtoyant les enfants de son âge qui, contrairement aux adultes qui fuyaient son regard ou évitaient de le croiser sur leur route, venaient lui rendre visite en cachette dans son jardin, pour lui apporter à manger, à boire et lui tenir compagnie. Cependant Xalil aurait préféré n’importe quelle vie à celle qu’il menait, si tant est qu’on pu appeler cela une vie. Il enviait les enfants qui pouvaient jouer avec leurs parents, rire, se faire gronder, même se faire taper dessus.
Toutefois, malgré qu’il fut orphelin de naissance, il savait qu’en ce jour particulier, il arrivait une chose merveilleuse et extraordinaire à tous les enfants ; de fêter leur anniversaire. Mais depuis 7 ans qu’il errait dans les rues de Dakar, jamais personne ne lui avait accordé la moindre marque d’attention en ce jour spécial. Aussi Xalil passa ce vendredi comme tous les autres devant la mosquée, assis sur le perron de la maison de l’imam Sadikh, la faim au ventre, dans l’espoir qu’en ce jour béni l’aumône soit foisonnante. Pendant qu’il était assis là, une pensée traversa son petit esprit ; pourquoi personne ne lui prenait la main pour aller à la mosquée, comme pour ce garçon là bas? Pourquoi les autres enfants avaient peur de le toucher? Puis ce fut toute une avalanche de questions qui le submergea.
L’émotion le gagna, et il fondit en larmes, la tête sur ses genoux pour cacher son visage. Les gens passaient, insensibles à sa peine, il les observait, invisible à leur yeux. Bientôt la place fut pleine de monde. Les gens, assis en rang s’apprêtaient à célébrer la prière, qui débuta lorsque l’imam chanta dans le micro. Ce fut ensuite le moment du sermon. L’imam qui présidait la célébration entama son prêche, parla de cupidité, de méchanceté, de foi. Disait-il : les gens méchants sont souvent ignorants de leur méchanceté. Ils persécutent les autres parce qu’ils se sentent seuls et qu’ils cherchent à attirer l’attention, que leurs actions sont un appel au secours. Il dit aussi que le diable était derrière leurs desseins et qu’ils s’étaient éloignés de Dieu par cupidité et par envie, esclaves du confort matériel… Xalil écoutait et comprenait un peu. Il savait qu’il y avait un Dieu mais qui n’avait jamais eu son temps. Que la méchanceté existait mais ignorait à quel point les gens pouvaient être cruels par ambition, par peur.
Lui avait tant d’amour dans son petit corps, et si peu de gens à qui l’offrir. Il pleura en silence de nouveau, recroquevillé.
La prière finit et la foule se dispersa. L’aumône fut maigre mais lui de toute façon venait là pour une autre raison. Avec le temps, le vendredi était devenu son jour favori, non pas seulement parce que beaucoup de gens allaient et venaient autour de lui, mais plutôt que c’était le jour de la semaine où il pouvait sentir le plus d’émotions positives chez les gens. Le jour où il lui semblait que tout le monde faisait un effort inhabituel de créer un moment de paix et de quiétude dans leur cœur. Et lui, Xalil, ressentait l’allégresse qui accompagnait chacune de ses âmes, une fois plongées dans leur prière.
C’était aussi l’un des moments de la semaine qu’il aimait le moins. Car aussitôt la prière finie, les gens repartaient et emportaient avec eux leur lumière. Même que pour certains, aussitôt qu’ils se levaient de leur tapis, disparaissait leur halo comme s’ils avaient seulement canalisé toute leur énergie positive pour cet instant.
Ce jour là, un homme vint lui parler. Il n’avait déjà plus son aura lumineuse alors que la prière ne finit que depuis peu. Xalil le reconnut : Souleymane. Il habitait la plus grande maison du quartier, il avait trois filles, et un garçon qui avait sept ans aussi.
Il salua et sourit gentiment. Le petit bonhomme fendit un sourire d’une oreille à l’autre.
- Tiens, c’est pour toi.
Il déposa une pièce de cinq cent sur le tapis, puis s’accroupit. « Tu sais quel jour on est ? »
- Vendredi, répondit-il fier, toutes ses petites dents dehors, décorant son sourire angélique.
- Oui c’est vrai. Mais ce n’est pas tout. Il marqua une pause, souriant gentiment. C’est un jour spécial aussi.
Xalil hésita un peu, puis hasarda une réponse :
- C’est mon anniversaire.
Souleymane sourit à son tour, touché au plus profond de son cœur.
- Mais ce n’est pas tout encore. C’est l’anniversaire de mon fils aussi, Ali.
Xalil en fut surpris. Comme tout le monde dans le quartier, il avait très rarement vu le jeune Ali. Il ne sortait jamais, n’allait pas à l’école, ne venait jamais prier. Tout ce qu’on savait de lui c’est qu’il était constitué de façon peu commune. Les enfants s’amusaient à dire qu’il n’avait pas de bras, d’autres qu’il n’avait ni bras ni jambes, d’autres disaient qu’il avait une tête de chat avec des pattes de souris.
Xalil acquiesça de la tête.
- Je lui souhaite joyeux anniversaire. Dit le petit albinos
- Voudrais-tu lui dire toi-même ? Proposa Souleymane.
Devant le visage incrédule de l’enfant il ajouta :
- Je me suis dit… vous pourriez fêter ce jour ensemble, si tu voulais te joindre à nous aujourd’hui.
Xalil sourit à nouveau. Il pouvait voir sa propre aura émaner de lui, lumineuse et colorée comme jamais. Elle essayait même d’envelopper Souleymane mais pour certaines raisons, elle n’arrivait pas à le toucher. « Pourquoi je n’arrive pas à ressentir certains adultes? » pensa t-il. Mais la main que lui tendait Souleymane chassa juste cette idée.
Ils marchaient silencieux, sa petite main tenue par un adulte. Il leva la tête pour le regarder. « C’est donc ce que ressentent les autres enfants quand leur papa leur prend la main. » Il tint bon, craignant que la sueur ne fasse glisser ses doigts, et qu’il perdre à tout jamais ce contant si chaleureux pourtant si distant, si protecteur pourtant si froid, si tendre pourtant si étrange.
Le bonheur le submergea et il ne put retenir ses larmes silencieuses.
- Je crois que vous allez vous entendre.
- Il va être mon ami ?
Souleymane ne répondit rien. « Les enfants ne doivent pas beaucoup parler en présence des adultes » disait son marabout. Aussi, se tût-il et ne posa plus de questions.
L’atmosphère de la maison suscita en lui de vives émotions cependant. Il aurait posé des milliers de questions mais il ne pourrait jamais exprimer avec les mots justes, ce qu’il ressentait en cet instant.
La maison était immense, et la porte d’entrée était bardée de deux grosses colonnes, avec des inscriptions dorées. Le plafond haut. Les rideaux étaient tirés à mi chemin et atténuaient la lumière du jour à l’intérieur des pièces. Xalil regardait les murs, les objets, les meubles. Il y avait peu de décorations cependant, seulement quelques photos sur les murs.
- Tu peux t’asseoir dans le salon. Je vais te préparer un bain et dire à Ali que tu es là.
Il obéit et s’assit sur un canapé dans lequel il s’enfonça. Il tenta de se tenir poliment, les mains sur les genoux, mais ses yeux scrutaient chaque recoin de l’énorme pièce.
Souleymane sortit son téléphone, composa un numéro et quitta la salle.
- Oui oui, il est là. C’est tout ce qu’il dit puis disparut derrière une autre porte pour revenir avec un verre de jus, avant de s’éclipser encore.
Xalil ne savait pas lire l’heure, mais il voyait la grande aiguille tourner sans arrêt. Le petite fit un saut et passa de 3 à 5, puis de 5 à 6. Il but son jus jusqu’à la dernière trace de goutte, se gratta un peu pour tuer le temps, qui passa lentement sans compagnie. Il était habitué ; parfois même, il avait l’impression d’être hors du temps, de ne pas vivre au même rythme que les autres. Il commençait à faire sombre dans la maison, le crépuscule pointa. « C’est bientôt l’heure de la prière » pensa Xalil.
Il se dirigea vers la porte derrière laquelle Souleymane avait disparu, lorsque la sonnerie de la maison retentit. Dans cette grande demeure vide, l’écho résonna jusque dans ses os. Il se figea, tendit l’oreille pour entendre quelqu’un aller ouvrir mais rien, personne. Il marcha vers la porte et ouvrit. Dans l’encadrement se tenait un homme en grand boubou, son ombre et le contrejour plongèrent Xalil dans l’obscurité.
Lorsqu’il revit la lumière, sa vision était un peu floue et les murs obliques. Xalil était couché sur une moquette douillette, au milieu d’une grande chambre et sa tête lui faisait mal. Peu à peu, ses yeux s’accommodèrent à la faible luminosité, et ses oreilles purent distinguer deux voix qui discutaient nerveusement. Il reconnut la voix de Souleymane et une autre, inconnue.
- Le crépuscule va bientôt se dissiper, il va falloir se décider rapidement sinon on va rater l’occasion. Murmurait Souleymane.
- J’ai un étrange pressentiment, répondait la voix inconnue.
Xalil resta là, allongé, immobile, sur le tapis. Son cœur battait à toute allure et il avait un étrange pressentiment aussi. A travers la porte entrebâillée il entendait leur conversation, parfois incompréhensible tant ils parlaient bas. Il se redressa et seulement réalisa qu’il n’était pas seul. Quelque chose bougea sur le lit. Xalil cligna des yeux et identifia la forme. Il ne pouvait pas se tromper : c’était Ali. Allongé dans ses draps, le jeune enfant avait une conformation encore plus grotesque que ce qu’on en disait. Il avait une énorme tête, avec un corps tout petit. Des membres supérieurs trop courts, et ses jambes… « Où sont ses jambes » pensa Xalil. Leurs regards se croisèrent pendant un moment qui sembla durer des heures, puis Ali sourit.
Un sourire triste, d’une si profonde affliction que Xalil n’avait jamais connu. Il s’efforça de sourire en retour ; d’un sourire naïf, si honnête et chaleureux qu’il se mit à rayonner. La chambre s’éclaira un peu plus, et un halo multicolore enveloppa Xalil. Il s’approcha du lit à quatre pattes et s’assit en tailleur. Ils ne dirent rien, se regardant, souriant. Son aura se mit à grandir et commença petit à petit à envelopper Ali qui, au contact de cette énergie si pure et splendide, se mit à rayonner à son tour.
Mais il se passa quelque chose que Xalil n’avait jamais vu que sur les adultes. Contrairement aux adultes, les enfants qui entraient au contact de cette énergie rayonnaient des mêmes couleurs. Ali semblait lui rayonner d’une aura sombre qui absorbait les couleurs. Le halo coloré restait autour de lui quelques secondes avant de se consumer dans quelques choses de noir. Et elle grandissait cette noirceur. Pour la première fois, le petit albinos faisait l’expérience de la méchanceté, de la peur, de la haine, du mal. Il ressentait avec véhémence ces émotions mitigées, qui accompagnaient les enfants quand ils le visitaient au jardin ; sauf qu’avec eux, elles se dissipaient aussitôt en sa présence.
La porte s’ouvrit soudain, découvrant Souleymane et l’homme au boubou. Souleymane tenait un couteau dans sa main et dans l’autre une corde. Les deux adultes regardèrent Ali un moment, puis dévisagèrent Xalil. Son petit cœur fit un bon douloureux dans sa poitrine. Ce qu’il y avait de plus effrayant que le couteau, c’était cette aura obscure qui émanait de Souleymane, et celle encore plus sombre, plus glauque qui semblait planer au dessus de l’homme au boubou. L’atmosphère de la chambre devint si dense que les murs semblèrent se resserrer.
- Attrape-le. Ordonna l’homme au boubou, comme s’il s’agissait d’attraper un poulet.
Souleymane ne bougea pas. Xalil lui-même ne bougea pas d’où il était. Il observait innocemment, comme s’il assistait à la scène sans pouvoir rien y faire. Souleymane fit un pas vers lui. Ses doigts s’agitèrent sur la poignée du couteau.
- Prend le gosse je te dis ! reprit d’une voix naturelle, l’homme à l’aura sinistre.
Souleymane fit un pas puis s’arrêta, hésitant.
- Oustaz! Intervint Ali. Sa voix était faible mais ferme.
- Ne t’inquiète pas fils, dit Souleymane. Bientôt tout sera comme avant et je te promets qu’on n’aura plus à faire ça.
- Cet enfant à quelque chose qui l’accompagne, dit Oustaz en sortant un chapelet de sous son boubou. Il est différent de ses autres frères.
A ces mots, l’aura d’Oustaz sembla s’agiter ; on aurait dit un abîme sans fond qui cherchait à avaler toute la lumière du monde. Xalil ressentait finalement les adultes. Il comprit enfin pourquoi il n’y arrivait pas. « Les enfants étant moins complexes, moins corrompus. Ils n’avaient pas à se préoccuper de grand-chose. Ils vivaient la vie dans leur confort, insouciants. Mais les adultes se transformaient avec les expériences. Ils survivaient comme ils pouvaient, face aux aléas de la vie. Lui-même Xalil, savait ce que c’était, de souffrir le rejet, la déception, l’humiliation, la solitude, l’échec. Mais alors pourquoi Ali était lui-même si ténébreux ? Serait ce à cause de sa nature ? Mais Souleymane avait donc sombré dans le désespoir aussi ? Il voulait sauver son fils. Mais qu’avait tout ceci à faire avec lui ? Pourquoi cet homme savait comment étaient ses frères ? Pourquoi en ce jour spécial en plus, un grand malheur allait s’abattre sur lui ? C’était son anniversaire et ça allait être son dernier anniversaire! Mais au moins celui-ci il le passait avec des gens. Peu importe, c’était mieux qu’être seul. »
Cette seule pensée sembla le réconforter. Etrangement, cela le fit même sourire.
- Dit-il. Naif, si innocent, si pur. J’ai un ami maintenant.
- Ecoute, j’aurai voulu que cela se passe autrement. Dit Souleymane. Il tendit sa main qui tenait la corde. Tu es le dernier sacrifice.
Le petit garçon aux cheveux blancs se leva, tout rayonnant, enveloppé par son aura multicolore, et marcha calmement vers son bourreau. Des larmes silencieuses coulèrent de ses petits yeux. Souleymane mit un genou à terre pour être à son niveau. Il lui ébouriffa les cheveux, et esquissa un sourire qu’il voulut apaisant.
- Tu vas revoir tes parents bientôt. T’inquiètes pas, tu n’auras pas mal. Dit Souleymane. Il posa le couteau la gorge de Xalil. C’est un mauvais moment à passer, reprit-il tout bas, comme pour se rassurer
Xalil acquiesça de la tête. Il se sentait étrangement calme, quand bien même il pleurait. Des larmes de joie ? De tristesse ? Peu importe, il allait revoir ses parents, et il n’avait pas été seul aujourd’hui. En plus, comme disait l’imam parfois dans ses prêches, la mort est l’aube d’une autre vie ; comme on passe du sommeil pour s’éveiller à un nouveau jour. Il ferma les yeux, au contact du métal froid et le sentit pénétrer sa chair.
Tout était noir, il attendait. Brusquement Souleymane retira sa main et bondit en arrière. Lorsque Xalil ouvrit les yeux, le spectacle qu’il vit l’horrifia d’abord. Tel un énorme monstre grotesque, son aura s’était matérialisé plus lumineuse que jamais. Elle jetait ses tentacules comme pour saisir Souleymane et Oustaz. Ce dernier recula et tourna les talons pour s’enfuir à travers la porte. Aussitôt l’eut-il franchit, qu’un tentacule multicolore le poursuivit. Souleymane resta pétrifié. Il ne se retourna même pas lorsque Oustaz hurla toute son âme, avant de s’écrouler lourdement sur le sol.
Le tentacule revint, agité, nerveux. D’autres se déployèrent en direction de Souleymane qui déglutit, ses jambes tremblantes, la main serrant le manche du couteau. Il transpirait à grosses gouttes, la terreur écarquillant ses yeux.
– Je… je… ne voulais pas faire… de mal, postillonna t-il.
Xalil lui tendit la main. Une petite main qui ne tremblait pas. Elle était ferme, comme celle d’un père qui tendrait une main à son enfant qui aurait fauté. Souleymane hésita quelques secondes, puis fit un pas vers le petit enfant. Le couta tomba à terre et se planta dans le sol. Les tentacules se mirent à reculer à chaque pas, jusqu’à ce que Souleymane se retrouva à genoux, les yeux fixant le sol, devant le petit albinos.
Soudain, sans prévenir, un tentacule le transperça à une vitesse foudroyante droit au cœur. Puis un autre en plein front. Ils semblèrent danser dans son corps et firent une marque là où ils avaient frappé ; un petit point multicolore. Lorsqu’ils se retirèrent, Souleymane s’écroula sur le sol. Peu à peu, les petits points colorés commencèrent à grossir et à s’élargir sur le corps du vieil homme. Le petit enfant se tourna alors vers Ali qui regardait la scène sans sourciller. Xalil lui sourit gentiment de son sourire angélique et avança vers son lit.
– Tu veux être mon ami? Demanda t-il, les yeux pétillants d’amour.
Ali se contenta de sourire de ses petites dents. Le mot ami, il en avait entendu parler, et il avait vu des gens faire des belles choses au nom de l’amitié. Il n’avait jamais eu lui la chance que quelqu’un fasse quoi que ça soit pour lui, et il en rêvait d’un ami, il le désirait tellement fort. Aussi, lorsque Xalil lui tendit-il la main, il la serra très fort. Un tentacule vint danser au dessus de lui un moment, puis lentement pénétra dans son cœur. A mesure que le point coloré dans sa poitrine prenait de l’ampleur, diminuait son aura sombre. Et transcendant toute réalité, le corps du petit Ali commença à muter, et ses membres se mirent à se former.