La salle était immense, pourtant il y régnait une chaleur infernale. Les plafonniers tournoyaient à toute vitesse, mais la température de la pièce ne cessait de grimper, à chaque pas de danse, à chaque nouveau morceau. Certains, sous l’effet de l’alcool flirtaient dans un coin, tandis que d’autres sous l’emprise de la musique, se trémoussaient sur la piste de danse, collés, serrés. Ali était là, aux bras de sa copine Anna, dansant sur un slow ; l’air pensif. Un cri de douleur le ramena à la réalité ; il venait de marcher sur le pied de sa cavalière qui n’avait pas apprécié la maladresse.
Anna : Qu’est ce que tu as ? Je t’ai connu meilleur danseur que ça. Tu pensais à quoi ? A qui ??
Ali, esquissant maladroitement un sourire : A personne.
Il jeta un œil à sa montre, 4 :24. Il se fait tard pensa t-il. Il abandonna sa partenaire sur la piste et alla s’assoir. Celle-ci ne tarda pas à se trouver un autre cavalier dans la foule. En effet, depuis un moment, il n’avait plus l’esprit tranquille. Il se demandait comment il arriverait à se faufiler à l’intérieur de sa case sans que son grand père ne se rende compte qu’il était sorti. Il songea à rentrer sur le champ. Il scruta la piste de danse à la recherche de ses amis qui étaient venus avec lui. Charles était en train de danser avec Amy, et cette dernière murmurait quelque chose dans l’oreille de son cousin. Il parcourut la salle du regard pendant un moment et finit par repérer Malik, dans un coin de la salle, une jeune fille sur ses genoux, en train de discuter.
Il se dirigea vers Amy et son cousin pour leur proposer de s’en aller. A peine fit-il quelques pas, qu’un attroupement se déclencha dans un coin de la salle. Malik ! Songea t-il, en voyant la foule rassemblée là où il avait vu son cousin quelques minutes auparava. Aussi se rua t-il vers la masse de jeunes gens pour voir ce qui s’y passait. Il se fraya un passage à coup de coude jusqu’au centre de la masse, où se tenait Malik, la jeune fille qu’Ali avait vu sur ses genoux et un autre jeune garçon presque du même âge. Il ne tarda pas à comprendre la situation dans laquelle son compagnon s’était mis ; une fois de plus se dit-il exaspéré.
Il s’approcha en prenant soin d’éloigner la fille du champ de bataille. Celle-ci regardait son amant, qui tenait un tesson de verre à la main, les yeux remplis de colère, prêt à étriper Malik. Ce dernier était lui calme. Les mains dans les poches, un sourire narquois sur les lèvres. S’il y’a une chose pour laquelle il était très doué, c’était la lutte. Et dans tout le village, il était réputé pour être l’un des meilleurs, descendant d’une longue lignée de lutteurs. Il se tenait là, fixant son adversaire dans les yeux sans dire mot. Ce dernier conscient du désavantage, son morceau de verre toujours dans la main, hésitait à se jeter sur son rival.
C’est alors qu’arriva Charles. Il fit irruption au centre de la foule et entreprit de calmer les deux protagonistes. Il était très doué pour parler aux gens. D’ailleurs, c’était un talent qu’on disait se transmettre au sein de sa famille. Et c’est sans grande difficulté qu’il parvint à convaincre les deux jeunes hommes d’éviter la confrontation. Le visage de Malik changea d’expression : s’il y a une chose qu’il détestait par-dessus tout c’était que quelqu’un se mêle d’une bagarre, surtout s’il en était le principal protagoniste. S’il tenait à aller jusqu’au bout, son rival lui ne se fit pas prier ; il profita de l’intervention pour se retirer noblement, et disparut dans la foule.
Ali se dit que c’était l’occasion de quitter les lieux. Il fit signe à ses camarades qui s’étaient eux aussi rués au centre du public, et ils se dirigèrent vers la porte de sortie, traversant une foule dont la déception d’avoir été privé d’une bagarre, se lisait sur leur visage. Beaucoup de gens les suivirent, sans doute parce que l’horloge murale de la grande salle affichait 4 :37 ; et que pour beaucoup, il fallait se dépêcher de rentrer avant que les parents ne se lèvent, mais surtout parce qu’il était très dangereux de se promener sur les sentiers la nuit. Des groupes se formaient, selon que ses membres habitaient des concessions voisines, pour cheminer ensemble.
Ali, Anna, Malik, Amy et Charles marchaient silencieusement sous le ciel sombre; Malik toujours frustré par l’intervention de son ami, était un peu en retrait. Amy nerveuse à l’idée de se faire prendre par son père en rentrant, marchait d’un pas rapide et devançait le groupuscule de quelques mètres, Ali derrière elle, l’air désolé, suivi par Charles qui faisait une mine encore plus navrée. Charles et Anna marchaient au milieu du peloton, main dans la main la triste mine. L’atmosphère serait plus agréable si Malik ne faisait pas la gueule, pensaient-ils unanimement. Lorsqu’il était mécontent ou de mauvaise humeur, il rendait l’ambiance insupportable. Tout le monde autour de lui était d’humeur maussade. C’était comme s’il dégageait une aura sinistre, contagieuse pour quiconque était à moins de 5m de lui.
Anna agacée: Malik, s’il te plait arrête de faire ça. Voyant qu’il ne répondait pas, elle ajouta : Combien de temps va-t-on encore devoir supporter ça ? T’es lourd à la fin !
Le jeune garçon se contenta de garder le silence. Ses camarades laissèrent échapper un soupir d’exaspération, et continuèrent d’avancer dans l’ambiance morose. A mesure que le groupe progressait, l’atmosphère s’alourdissait de plus en plus. La température montait. Ils commençaient à avoir chaud. On aurait dit que la brise estivale qui soufflait, quelques minutes auparavant, s’était arrêtée. Ils jetèrent un regard noir à Malik.
Ali : Là tu commences vraiment à….
Malik : Mais j’y suis pour rien, coupa t-il.
L’expression de surprise sur son visage, laissait comprendre qu’il était lui aussi dans la même situation.
Amy : Oh ça va, nous la joue pas ! Grogna t-elle, qui d’autre ça pourrait être?
Malik s’arrêta, pour scruter les environs, comme pour trouver un coupable. Charles l’imita. Il regardait autour de lui, cherchant quelqu’un ou quelque chose du regard.
Amy un peu inquiète: Eh les gars, qu’est ce qu’il y’a ?
Personne ne répondit. Ce qui fit monter l’inquiétude en elle. Elle serrait la main d’Ali à présent. Ce dernier, commençait lui aussi à devenir anxieux. Anna tremblait de peur. Elle se rongeait les ongles, en tournant nerveusement la tête dans tous les sens. La situation devint de plus en plus étrange, l’atmosphère de plus en plus tendue. Ali ne savait pas quoi dire ou quoi faire. Il se décida enfin à bouger ; sa cavalière et lui s’avancèrent vers leur amie, et il lui passa un bras autour des épaules. Lui aussi inspectait les alentours du regard maintenant, Il avait cette étrange sensation, celle d’être observé par quelqu’un, ou quelque chose.
Ali : Euh, il se pass….
Malik: Tais toi !
Malik regardait fixement quelque part sur sa droite. Il semblait chercher quelque chose ou quelqu’un des yeux. Ils regardèrent tous aussitôt dans la même direction. A part une immense étendue de hautes herbes, il n’y avait rien d’autre, à part un arbre. Il était planté là au milieu de la verdure, avec son feuillage dense, et ses branches qui partaient dans tous les sens.
Malik : Là ! Il ne pointa pas du doigt, mais tous comprirent. C’était cet arbre.
Ali y porta toute son attention, les autres en firent de même.
Il fixait le végétal. Et il ne pouvait dire si c’était son imagination qui lui jouait des tours, où si c’était la peur qui altérait son jugement. Maintenant qu’il y portait toute son attention, il constata combien cet arbre était bizarre. Le tronc était tout noir, et ce n’était pas dû à l’obscurité nocturne. Il avait deux branches proéminentes, qui s’étiraient vers la gauche et vers la droite. Ali pensa qu’elles ressemblaient un peu à des longs bras, surtout à cause des nombreuses ramifications à leurs bouts, qui donnaient l’air d’être des doigts. Le fou en lui se moqua de cette idée. Une brise souffla, et les feuilles de l’arbre frémirent. Le tronc vacilla. Si les herbes au pied de l’arbre, avaient remuées, il aurait comprit que ça puisse être un coup de vent. Il était sûr que l’arbre avait bougé. Le « Wouy sama … » qui s’échappa de la bouche d’Amy, lui confirma qu’il n’était pas le seul à être stupéfait. En effet, Amy avait la mâchoire qui pendait, Charles était figé, les yeux grand ouverts, même Malik semblait consterné. Pourtant il s’adressa à ses camarades, d’une voix qu’il voulait calme et stoïque :
Malik : Il faut partir d’ici sur le champ ! Ordonna t-il. Qui sait faire le Pas de l’Ombre ?
Amy fit non de la tête. Elle tremblait plus que jamais et n’arrivait pas à détacher son regard de l’arbre, comme si elle craignait qu’il ne s’enfuie en courant.
Anna : M.. Moi balbutia t-elle. Mais je ne le maitrise pas parfaitement. Et mon père m’a interdit de m’en servir.
Malik : Tu veux servir de dîner? Enchaina MALIK, les cases ne sont plus très loin, mais on ne pourra pas courir jusque-là sans qu’il nous rattrape.
Ali regarda par-dessus son épaule. Elles n’étaient plus très loin ces cases. S’il piquait un sprint il y serait en moins de 15mn maintenant qu’il y pensait ; mais les filles, les autres il ne pouvait les abandonner derrière. Il ne savait pas combien de temps s’était écoulé, depuis qu’ils avaient remarqué l’arbre. Le temps avait comme ralenti. La voix de Malik se fit encore entendre :
Malik : Anna ne reste pas là. Va-t’en ! Charles, prends Amy et partez aussi.
Ali avait peur en cet instant. Il découvrait combien ses amis avaient une avance sur lui. Tous, du moins excepté Amy, savaient faire le Pas de l’Ombre, et peut-être plus. Même Anna.
Il commençait à regretter les deux années précédentes, où il n’était pas venu au village, coincé en ville par ses stages. Cette été, il était pourtant venu, avec cette volonté d’apprendre de son grand père, les secrets qui feraient de lui un homme ; mais il était là seulement depuis deux jours, il n’avait pas eu le temps de parler aux vieillard de ces choses. A ce moment précis, quelque chose explosa en lui. La colère, le regret, la peur surtout, la culpabilité, l’inanité, tant de sentiments se bousculaient en lui.
Malik : Foutez-le camp ! Cria t-il.
Ses compagnons s’exécutèrent. Charles se précipita vers sa cousine, et lui prit la main.
Charles : bonne chance, dit-il en regardant ses autres camarades.
Il s’accroupit en tirant sa cousine vers le bas avec lui.
Charles : Ne lâche pas mon bras.
Il marmonna une incantation.
Amy : Bonne… commença t-elle, mais elle disparut avant de finir sa phrase.
Anna se précipita vers Ali, et déposa un baiser sur sa bouche. A l’instar de ses compagnons, elle s’accroupit en remuant les lèvres, et l’instant d’après elle avait disparut aussi. Là où elle se tenait, un petit tas de poussière tourbillonna. A présent, il ne restait que lui et son cousin Malik. Il voulait lui demander que faire, mais celui-ci le devança, comme s’il avait lu dans ses pensées :
Malik : Cours ! Aussi vite que tu peux, et ne te retournes pas !